27 La gamme heptatonique et l'approche modale
Publié le 6 décembre 2025, par Charles-Erik Labadille
L’approche modale s’appuie sur un concept différent. La note par laquelle est débutée la gamme détermine un enchaînement d’intervalles spécifiques (ton, ton, demi-ton…) qui vont caractériser un accord particulier lui aussi. Cette fois, on ne joue plus sur un ensemble d’accords, mais bien sur un seul accord. Cette technique, entre autres, peut permettre d’improviser sur les accords en double parenthèse ((-)) qui, dans la rubrique précédente, n’avaient pas leur place dans la tonalité du morceau. Cette technique peut également permettre de longues improvisations sur un seul accord, ou un couple d’accords, en apportant des « couleurs » particulières à la musique sur laquelle on joue.
Reprenons la gamme de Do que nous connaissons bien car c’est l’analyse de sa structure qui a donné naissance aux 7 modes dont les noms nous viennent de la Grèce antique, sacré Pythagore !
Commencée par le degré I : DO ré mi fa sol la si do, cette succession d’intervalles que l’on peut associer à notre doigté I, est la suivante :
I (DO) ton 2Majeure ton 3Majeure 0,5 t 4juste ton 5juste ton 6Majeure ton 7Majeure 0,5 t 8juste
La gamme est majeure (présence d’une tierce majeure) et l’accord construit sur cette gamme (par empilement de tierces) est un DO majeur (accord à 3 sons) ou un DO7M (accord à 4 sons). Cette gamme, franche et gaie, a été utilisée, entre autres, pour le « C’est bon pour le moral » de la Compagnie Créole qui a trouvé joie et fantaisie dans cette succession de notes.
Mais commencée par des notes différentes que la note do, on remarque que cette même gamme prend de nouvelles significations :
Commencée par le degré II : RÉ mi fa sol la si do ré, cette succession d’intervalles que l’on peut associer à notre doigté II, est la suivante :
II (RÉ) ton 2Majeure 0,5 t 3mineure ton 4juste ton 5juste ton 6Majeure 0,5 t 7mineure ton 8juste
La gamme est mineure (présence d’une tierce mineure) et l’accord construit sur cette gamme est RÉm (3 sons) ou RÉm7 (4 sons). Claude Debussy a parfois utilisé cette gamme « dorienne » (voir plus loin), par exemple dans son prélude pour piano « Canope ».
Commencée par le degré III : MI fa sol la si do ré mi, cette succession d’intervalles que l’on peut associer à notre doigté III, est la suivante :
III (MI) 0,5 t 2mineure ton 3mineure ton 4juste ton 5juste 0,5 t 6mineure ton 7mineure ton 8juste
La gamme est encore mineure (présence d’une tierce mineure) et l’accord construit sur cette gamme est MIm (3 sons) ou MIm7 (4 sons). Franz Liszt a utilisé cette gamme à la couleur « orientale » dans sa Rhapsodie Hongroise n°2.
Commencée par le degré IV : FA sol la si do ré mi fa, cette succession d’intervalles que l’on peut associer à notre doigté IV, est la suivante :
IV (FA) ton 2Majeure ton 3Majeure ton 4Aug 0,5 t 5juste ton 6Majeure ton 7Majeure 0,5 t 8juste
La gamme est majeure et l’accord construit sur cette gamme est FA (3 sons) ou FA7M (4 sons).
Commencée par le degré V : SOL la si do ré mi fa sol, cette succession d’intervalles que l’on peut associer à notre doigté V, est la suivante :
V (SOL) ton 2Majeure ton 3Majeure 0,5 t 4juste ton 5juste ton 6Majeure 0,5 t 7mineure ton 8juste
La gamme est majeure et l’accord construit sur cette gamme est SOL (3 sons) et SOL7 (4 sons).
Commencée par le degré VI : LA si do ré mi fa sol la, cette succession d’intervalles que l’on peut associer à notre doigté VI, est la suivante :
VI (LA) ton 2Majeure 0,5 t 3mineure ton 4juste ton 5juste 0,5 t 6mineure ton 7mineure ton 8juste
La gamme est mineure et l’accord construit sur cette gamme est LAm (3 sons) ou LAm7 (4 sons).
Commencée par le degré VII : SI do ré mi fa sol la si, cette succession d’intervalles que l’on peut associer à notre doigté VII, est la suivante :
VII (SI) 0,5 t 2mineure ton 3mineure ton 4juste 0,5 t 5Dim ton 6mineure ton 7mineure ton 8juste
La gamme est mineure et l’accord construit sur cette gamme est SIm/5b (3 sons) et SIm7/5b (4 sons).
Le mode ionien
La réflexion peut alors dépasser le cadre stricte de l’approche tonale, de la gamme majeure et de ses accords associés (DO, RÉm, MIm…), car chacun des 7 doigtés évoqués, avec les successions caractéristiques d’intervalles qu’il présente, peut également être envisagé comme une nouvelle gamme à part entière, alors appelée « mode ».
L’affaire est un peu compliquée… Pour en faciliter la compréhension, on pourrait dire que jouer en DO majeur (do ré mi fa sol la si) sur un accord de RÉm revient à jouer notre doigté II et, comme nous allons le voir, en RÉ dorien. Pour ceux qui ont toujours un peu de mal à saisir, on peut également proposer l’interprétation suivante : utiliser le doigté II en le commençant par la note ré, c’est jouer en RÉ dorien. Et, par extension, utiliser ce doigté II en le commençant par la note do, c’est jouer en DO dorien.
Il nous semble que la façon la plus pédagogique de présenter ces « modes », c’est de les décliner en partant de la même tonique, par exemple do, ce qui devrait permettre, le point de départ étant toujours le même, de mieux les comparer et d’en mieux faire comprendre l’usage. Alors, allons-y, c’est parti :
Le mode (et le doigté I) : do ré mi fa sol la si do, est appelé le Ionien.
27-01 Le doigté du mode de Do ionien, tempo 80

Exercice chapitre 27 page 107
C’est notre gamme majeure par excellence ; elle correspond à un accord majeur (mi = 3M) ou, avec 4 sons dans l’accord, à un majeur 7M (si = 7M), donc DO ou DO7M. Elle transpire la gaieté par tous ses pores ! Pas étonnant que Beethoven l’ait utilisée pour « Son hymne à la joie » ! Mais il est loin d’être le seul à se servir du mode ionien particulièrement employé par tous les musiciens.
Le mode dorien
Le mode (et le doigté II) : do ré mib fa sol la sib do est appelé le Dorien.
27-02 Le doigté du mode de Do dorien, tempo 80

Exercice chapitre 27 page 107
C’est une gamme mineure intéressante à l’usage, car du fait de sa seconde (ré) et de sa sixième majeures (la), c’est la moins mineure des gammes mineures. Elle est donc moins chargée émotionnellement que les modes III, VI ou VII. Pour d’aucuns, elle paraîtrait même presque gaie… Elle correspond pourtant à un accord mineur (mib = 3m) ou mineur 7 (sib = 7m), donc DOm ou DOm7. En fait, jouer en DO dorien revient à jouer en SIb majeur (2b à la clé) sur un accord de DOm. C’est un mode utilisé par de nombreux musiciens de jazz. Le trompettiste Miles Davis l’a employé dans le célèbre « So what ».
Le mode phrygien
Le mode (et le doigté III) : do réb mib fa sol lab sib do est appelé le Phrygien.
27-03 Le doigté du mode de Do phrygien, tempo 80

Exercice chapitre 27 page 107
C’est aussi une gamme mineure, mais très typée car cette fois tous ses intervalles sont mineurs (II, III, VI, VII) ou justes (IV, V). En particulier, sa seconde mineure (réb) lui confère une sonorité « espagnole » ou « orientale ». Ce mode correspond également à un accord mineur (mib = 3m) ou mineur 7, Dom ou Dom7. Si l’on ajoutait une cinquième note dans l’accord, ce serait une seconde mineure et l’accord s’appelerait alors Mim9m. En fait, jouer en DO phrygien revient à jouer en LAb majeur (4b à la clé) sur un accord de DOm. C’est un mode qui était fréquemment utilisé par le guitariste flamenco Paco de Lucia
Le mode lydien
Le mode (et le doigté IV) : do ré mi fa# sol la si do, est appelé le Lydien.
27-04 Le doigté du mode de Do lydien, tempo 80

Exercice chapitre 27 page 108
C’est une gamme majeure qui fonctionne bien sur les accords majeurs 7M (si = 7M). Elle tient son originalité de sa quarte augmentée (fa#) qui lui donne une couleur très caractéristique. Ce mode correspond à un accord majeur (mi = 3M) ou majeur 7M, DO ou DO7M. En fait, jouer en DO lydien revient à jouer en SOL majeur (1 # à la clé) sur un accord de DO. Le compositeur Gabriel Fauré l’a, entre autres, utilisé dans un morceau très justement intitulé « Lydia ».
Le mode mixolydien
Le mode (et le doigté V) : do ré mi fa sol la sib do, est appelé le Mixolydien.
27-05 Le doigté du mode de Do mixolydien, tempo 80

Exercice chapitre 27 page 108
C’est également une gamme majeure (mi = 3M) mais sa septième mineure (sib) permet de la jouer sur les accords majeurs septième mineure (DO7). Comme ces accords sont très communs, qu’ils servent en plus de résolutions ramenant le degré I (pour créer une « boucle » musicale), qu’ils se retrouvent souvent comme accords extérieurs à la tonalité (permettant, entre autres, de moduler vers un autre ton), le mode mixolydien est très utilisé par les musiciens, autant de rock que de jazz. Ce mode correspond donc à un accord majeur ou majeur 7m, DO ou DO7. En fait, jouer en DO mixolydien revient à jouer en FA majeur (1 b à la clé) sur un accord de DO. Ce mode de « résolution » fonctionne donc bien en blues, en R&B où les accords septièmes sont fréquents, comme en hip pop et en rap. Les musiciens de jazz ont toujours favorisé ce mode, et le guitariste virtuose John McLaughlin n’est pas le dernier.
Le mode éolien (ou aéolien)
Le mode (et le doigté VI) : do ré mib fa sol lab sib do, est appelé l’Aéolien.
27-06 Le doigté du mode de Do aéolien, tempo 80

Exercice chapitre 27 page 109
C’est la gamme mineure la plus utilisée que nous avons déjà décrite sous le nom de gamme mineure naturelle. L’accord mineur qui lui correspond (DOm) est dit « relatif » de l’accord majeur situé 1,5 ton au-dessus (MIb degré I) et le passage de l’un à l’autre se fait tout en « douceur », presque sans qu’on s’en rende compte. Ce mode correspond donc à un accord mineur (mib = 3m) ou mineur 7m, DOm ou DOm7. En fait, jouer en DO aéolien revient à jouer en MIb majeur (3 b à la clé) sur un accord de DO. Comme le mode ionien en majeur, l’aéolien en mineur est un des modes les plus joués dans toutes les musiques. En rock, certains s’y sont illustrés, comme le guitariste soliste du groupe Led Zeppelin, Jimmy Page.
Le mode locrien
Le mode (et le doigté VII) : do réb mib fa solb lab sib do, est appelé le Locrien
27-07 Le doigté du mode de Do locrien, tempo 80

Exercice chapitre 27 page 109
C’est une gamme mineure (mib = 3m) moins utilisée en raison de sa quinte diminuée (solb). Néanmoins, elle sert à jouer sur ces accords particuliers que sont les mineurs septième quinte diminuée. Ce mode correspond donc à un accord mineur/5b ou mineur7m/5b, DOm/5b ou DOm7/5b. En fait, jouer en DO locrien revient à jouer en RÉb majeur (5 b à la clé) sur un accord de DO. Il faut bien avouer que peu de musiciens se sont lancés dans ce genre « déliquat » qu’est le locrien : il faut d’autant plus féliciter Sergeï Rachmaninov pour l’avoir fait dans son « Prélude en Si mineur » !
Maintenant, terminons par une bonne nouvelle. Comme vous l’avez compris, il n’y a pas de nouveaux doigtés à apprendre (à la guitare…) pour jouer modal ! Les sept doigtés de la gamme heptatonique présentés dans l’approche tonale (cf. chapitre 26) vont faire l’affaire. Chacun est lié à un mode différent : le doigté 1 correspond à l’Ionien ; le 2 au Dorien ; le 3 au Phrygien et ainsi de suite. Il suffit, cette fois, de les jouer sur l’accord spécifique avec lequel ils fonctionnent, par exemple : pour jouer en FA ionien sur FA7M : doigté 1 débuté à la case 1 (de la corde mi 6ème) par la note fa ; pour jouer en LA ionien sur un LA7M : doigté 1 débuté à la case 5 par la note la ; pour jouer en FA mixolydien sur un FA7 ou FA9 : doigté 5 débuté à la case 1 par la note fa ; pour jouer en SOL mixolydien sur un SOL7 ou SOL9 : doigté 5 débuté à la case 3 par la note sol ; pour jouer en RÉ dorien sur un RÉm : doigté 2 débuté à la case 10 par la note ré, et ainsi de suite…
27-08 Les 7 modes de Do, tempo 60
Précisons, pour conclure, que la difficulté d’utilisation d’un mode peut être gommée par le contexte musical : s’il n’y a qu’un accord (ou deux) dans la séquence où vous devez intervenir, vous êtes « sauvés » et vous allez pouvoir décliner votre longue improvisation modale sans vous stresser. Par exemple, beaucoup de musiques « tribales » sont conçues sur un gimmick qui tourne en boucle sur un accord ; c’est le cas également de nombreux morceaux rap.
Il y a aussi ces séquences qui tournent sur deux accords : V7 / I…, IIm7 / V9… où l’improvisation est « presque » modale. On choisit par exemple le mode de l’accord sur lequel on veut développer une couleur particulière et il conviendra également (mais sous un autre nom) à l’accord suivant.
Prenons le V7 / I (cf. chapitre 15). Exemple DO7 DO7 FA. On choisit un DO mixolydien pour le premier accord : do ré mi fa sol la sib do. Ces notes fonctionneront également sur l’accord de FA : fa sol la sib do ré mi fa (Fa ionien).
Prenons le IIm7 / V9 (cf. chapitre 32). Exemple LAm7 LAm7 LAm7 RÉ9. On choisit un LA dorien pour le premier accord : la si do ré mi fa# sol la. Ces notes fonctionneront également sur l’accord de RÉ9 : ré mi fa# sol la si do ré (RÉ mixolydien).
Il faut bien avouer qu’on est, dans ces deux cas, à la limite entre l’approche modale et l’approche tonale…